La justice familiale en France : disparités des pratiques d’audition de l’enfant

Dans son numéro de ce mois de février, la Revue du Droit de la Famille publie une synthèse des débats de la rencontre que nous avons organisée le jeudi 7 novembre 2019, avec des parlementaires, des professionnels de la justice, du droit et des affaires familiales, à propos de l’évolution du droit de la famille dans les configurations sociétales actuelles.

Trois tables rondes étaient organisées.

La première demandait : Qu’est-ce qu’une famille ? A partir de quand parle-t-on de famille ? Quels repères pour faire famille ? Nous avons rapporté les propos de : Gabrielle Radica, professeure de philosophie à l’université de Lille, ; de Serge Hefez, psychiatre des hôpitaux et responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à La Salpêtrière AP-HP ; de HuguesFulchiron, professeur et directeur du Centre de droit de la famille, à l’université Lyon III Jean Moulin.

La deuxième proposait de faire le point sur les questions d’attachement et le développement des enfants de parents séparés. Nous avons rapporté ce que nous retenions des propos de : Fabien Bacro, maître de conférences en psychologie du développement, à l’Université de Nantes ; Luis Álvarez, pédopsychiatre à l’American Hospital et à la Clinique Périnatale de Paris ; Guillaume Kessler, maître de conférences en Droit privé, à l’Université Savoie Mont-Blanc.

La troisième et dernière table-ronde concernait les pratiques de la justice familiale. Les débats se fondent sur les études conduites par : Caroline Siffrein-Blanc, du Laboratoire de Droit Privé et de Sciences Criminelles, de l’Université Aix-Marseille ; Adeline Gouttenoire, directrice du Centre européen de Recherches en droit des Familles, à l’Université de Bordeaux ; Blandine Mallevaey, titulaire de la Chaire « Enfance et Familles », à l’Université Catholique de Lille.

Voici ce que nous retenons des apports de Blandine Mallevaey à propos de l’audition de l’enfant. Nous avions déjà rendu compte du rapport qu’elle a publié sur cette question après avoir enquêté dans de nombreux tribunaux en France.

Blandine Mallevaey rappelle les éléments principaux de son étude.

La capacité de discernement de l’enfant est mal définie

La Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) prévoit le droit de l’enfant, faisant preuve de discernement, d’être entendu pour toute procédure le concernant. Cependant, le terme de discernement n’existe que dans la version francophone de la CIDE, il n’a pas d’équivalent dans la version anglophone. En droit français, on a prévu que l’enfant puisse être entendu s’il fait preuve de discernement. La difficulté vient que cette notion ne fait pas sens pour les magistrats, ni pour les juristes, ni réellement pour les psychologues.

Avant son enquête, Blandine Mallevaey avait la crainte que le discernement donne lieu à des pratiques très disparates d’un tribunal à l’autre. Malheureusement, ses observations ont confirmé cette crainte. Au niveau national, l’étude a montré une différence de 6 à 7 ans entre ce que les juges considèrent comme étant l’âge du discernement pour qu’un enfant puisse être entendu dans la procédure familiale qui le concerne. Cet écart est très important : le plus jeune âge correspond à l’entrée à l’école primaire et le plus élevé au collège. Donc il y a toute une catégorie d’enfants, de l’âge de l’école primaire, qui vont être considérés comme non capables de discernement par certains juges et ne pourront donc pas être entendus, alors que, dans d’autres juridictions, ils auraient pu porter leur parole devant les magistrats.

Cela pose un certain nombre de difficultés. D’autant plus que, parfois, entre les juges aux affaires familiales (JaF) d’un même tribunal, on observe une différence pouvant aller jusqu’à trois ans. Pour Blandine Mallevaey, c’est un réel problème en termes de sécurité et d’égalité juridiques entre les jeunes justiciables.

Fixer une présomption de discernement

Partant de ce constat, Blandine Mallevaey préconise l’aménagement par la loi d’une présomption de discernement. La loi fixerait un âge à partir duquel l’enfant serait présumé capable de discernement.

Le discernement resterait toujours le critère de référence, conformément à la CIDE. Ce critère serait complété par un critère d’âge objectif, celui de 10 ans, qui est l’âge moyen auquel les enfants auraient acquis la maturité nécessaire pour s’exprimer sur la procédure qui les concerne. Un juge qui n’auditionnerait pas un enfant de plus de 10 ans devrait motiver son refus. En dessous de 10 ans, il n’y aurait pas d’obstacle à l’audition si le juge estime que l’enfant est capable de discernement. Pour les enfants de plus de 10 ans, leur audition serait facilitée.

Faire connaître leurs droits aux enfants

Blandine Mallevaey précise que, si l’enfant a un droit à être entendu, pour l’exercer il doit en avoir connaissance. Aujourd’hui il appartient aux parents de l’informer de son droit d’être entendu. Dans une procédure où les parents sont en conflit, on peut douter que cette information se fasse de manière objective vis-à-vis de l’enfant. Elle recommande, comme cela se pratique en Belgique ou en Ecosse, par exemple, que l’enfant soit informé au moyen d’un courrier.

Des réformes s’imposent pour penser l’intérêt supérieur de l’enfant

Selon Blandine Mallevaey, il y a un double paradoxe dans les pratiques judiciaires.

Premièrement, si la mère s’oppose à la résidence alternée, les juges iront plutôt vers la résidence chez la mère. En revanche, quand l’enfant s’oppose à la résidence alternée, cela fait beaucoup moins obstacle, sauf dans les âges avancés, au lycée. Bien évidemment la volonté de l’enfant ne concorde pas toujours avec son intérêt.

Nous rajouterions que cela est valable pour tout mode de résidence : l’enfant est-il entendu pour savoir s’il est d’accord avec la modalité un week-end sur deux ? A-t-il des moyens adaptés à son âge pour faire savoir, le cas échéant, qu’il ne l’apprécie pas ?

Deuxièmement, lorsque les parents sont d’accord, il y a refus des JaF d’entendre les enfants. Il y a une sorte de présomption de leur accord à l’intérêt de l’enfant et donc on n’entend pas l’enfant, même s’il en a fait la demande. C’est très étonnant car si l’enfant demande à être entendu, cela mérite d’être pris en compte.

Ces réticences viennent que l’autorité parentale prévaut sur l’autorité judiciaire. Cela peut renforcer des réticences a priori du juge à entendre l’enfant.

Selon Blandine Mallevaey, il y a un changement global de mentalité qui doit se faire. L’intérêt supérieur de l’enfant ne devrait plus être pensé uniquement par les adultes pour l’enfant, il doit être pensé avec l’enfant. L’enfant est un des meilleurs connaisseurs de ses besoins et l’on ne peut plus jauger de son intérêt supérieur sans l’avoir écouté. C’est une obligation qui est faite, par la CIDE, à toute personne qui intervient sur la vie de l’enfant, que ce soit les juges ou les parents.

Respecter l’intérêt de l’enfant c’est donc lui permettre d’exprimer sa parole et écouter cette parole, dans la mesure de son intérêt.

Mieux former les juges aux affaires familiales

Selon Blandine Mallevaey, ce qui fait obstacle à l’audition de l’enfant, c’est, tout d’abord, une certaine réticence des JaF, due essentiellement à un manque de formation. A la différence des Juges des enfants (JdE), qui sont spécialement formés, les JaF sont des juges généralistes du Tribunal de Grande Instance (TGI), qui ont été nommés dans cette fonction par le président du TGI, sans l’avoir toujours nécessairement choisie. Ils sont donc beaucoup moins formés sur la question des modalités d’entretien avec l’enfant, puisqu’ils ne sont pas spécialisés sur cette question.

Selon elle, la deuxième réticence est la peur, légitime, du risque d’instrumentation de l’enfant par l’un des parents. Ici encore, la réponse se trouve dans la formation des magistrats. Un magistrat ne sera jamais un psychologue et l’espace judiciaire un espace de thérapie, mais si les magistrats étaient plus formés à déceler les indices de manipulation de l’enfant, il y aurait moins de réticence à auditionner les enfants. Ces dernières années, l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) a proposé des formations dans ce sens, sur la parole de l’enfant, verbale et non-verbale.

Une dernière réticence est le manque de temps. Par manque de temps, beaucoup de magistrats délèguent l’audition de l’enfant. Or les textes disent que cette délégation ne peut advenir que dans l’intérêt de l’enfant ; ce qui n’a rien à voir avec le manque de temps du juge.

En parlant ainsi des magistrats et de leur activité, Blandine Mallevaey ne veut pas critiquer une profession. Les magistrats travaillent dans le contexte qui est le leur et avec les contraintes qui leur sont données par la loi, l’Etat et la société.

Les JaF ne travaillent pas comme les JdE. Les JaF travaillent par instance : une fois la décision prise le dossier est fermé et, en cas de nouvelle instance, sera repris par un autre magistrat. A l’inverse, les JdE peuvent suivre leurs dossiers et adapter leurs réponses selon leurs effets ou l’évolution de la situation.

Il serait important que les JaF puissent suivre leurs dossiers et adapter leurs décisions : quand l’enfant entre à l’école maternelle, cela change la décision prise quand il était plus jeune ; quand il entre au collège, cela change encore la décision. Dans son rapport, Blandine Mallevaey suggère de créer un tribunal de la famille qui permette ce suivi, à l’instar de l’organisation du tribunal de la famille et de la jeunesse en Belgique.